Tribune : Suis-je dangereux parce que je sens la lacrymo ?
En tant que citoyen je me suis rendu à trois reprises en manifestation à Nantes contre la Loi Travail, suis-je encore un citoyen doté du droit à manifester librement ?
Depuis le mois de mars Nantes a été parcouru à plus d'une quinzaine de reprises (je n'ai pas tenu le compte exact) par plusieurs milliers de manifestants et pas toujours les mêmes.
Pour ma part, j'ai fais une déambulation un jeudi avec 1000 personnes environ début avril, puis celle du 28 avril dans le cortège qui comportait de nombreux syndicats et pour finir le 12 mai parmi quelques syndicalistes et beaucoup de citoyens marcheurs comme moi, de tous âges et pas que des "casseurs".
Pour tout dire des "casseurs" j'en ai vu très peu. Peut-être une 20aine de personnes qui tapent dans les banques et les panneaux JCDecaux, des "lanceurs" (bouteilles et ampoules de peinture) et des tagueurs (amateurs d'humour convenons-en).
Suis-je dangereux pour la République ?
J'ai 27 ans et j'ai participé à des manifestations toutes différentes en terme de publics et en nombre. Notamment celles contre le CPE puis de façon très soutenue contre la réforme des retraites qui avait réussi à mettre plus de 3 millions de personnes dans les rues lors d'une grande journée.
Je suis encore descendu dans la rue contre la loi El Khomri parce que je pense en avoir le droit, et aussi le 12 mai contre ce passage en force du gouvernement dans une impunité totale grâce au fameux 49.3. Quand les députés perdent leur droit de vote nous perdons aussi notre droit de représentativité.
La question que l'on peut se poser en tant que citoyen qui manifeste "com'd'hab quoi !" c'est : Suis-je dangereux pour la république ?
Et bien oui, si l'on prend en considération le fait d'être observé attentivement par les forces de l'ordre en permanence lors des manifestations.
En passant dans les rues de Nantes j'ai senti les mêmes regards inquisiteurs des Gardes Mobiles que lors d'un reportage sur la ZAD fin 2012. Alors que dans le fond je suis venu pour exercer un droit. Sans compter les policiers classiques, les crs et la très célèbre brigade anti-criminalité qui se positionnent et se repositionnent en permanence avec grand bruit.
Pour être honnête, passer près d'eux fait peur et on ne sait pas ce qui nous attend en tant que manifestant.
De plus, j'ai noté plusieurs témoignages directs (entourage) et indirects (réseaux sociaux) de fouilles de sacs des citoyens pour supprimer les équipements de défense contre le gaz lacrymogène. Cela veut dire que nous ne sommes pas censés nous protéger ? Manifester revient à accepter d'aspirer un gaz toxique ?
Tous dangereux ?
Pour avoir évolué parmi les soi-disant casseurs à certains moments, je ne me suis jamais senti agressé par eux. Leurs cibles sont des symboles et à aucun moment l'un d'eux n'est venu maltraiter un civil. Donc pas de comportements dangereux volontaires pour autrui dans le défilé. J'ai plutôt l'impression que leurs actes traduisent le manque de dialogue et de respect de la rue par nos représentants. La parole ne semble pas fonctionner alors pourquoi ne pas interpeller avec des images fortes ?
Certains crient au scandale pour des vitres. Moi je préfère penser aux traumatismes psychologiques des gens qui peuvent être derrière ces vitres (je le percevrais comme une agression personnellement). Mais quelles sont les armes démocratiques des manifestants si défiler calmement ne marche pas ? Je n'ai pas de réponse pour ma part, je continue juste de marcher.
Toujours est-il que le fait d'être ensemble dans le même cortège m'a mis dans le même panier ainsi que les autres marcheurs. Et malheureusement pour nous et pour le droit à manifester, les ordres des policiers ne sont pas distinctifs. Ils ont, à plusieurs reprises dans les manifs, tiré des grenades lacrymogènes sur les cortèges plus ou moins à l'aveugle suite à la réception de quelques projectiles et pour protéger des zones du centre ville.
La loterie et l'organisation du harcèlement psychologique
Lors de l'approche de Gare Sud le 12 mai, après avoir avalés pas mal de gaz toxique (pour rappel), brûlant (pour rappel), et vomitif (pour rappel), nous nous sommes donc, pour 300 à 400 personnes du cortège initial, retrouvés entourés par les gardes mobiles, lanceurs de gaz en main.
Piégés comme des rats entre l'Erde (dangereuse lorsque l'on est habillé de plus qu'un maillot de bain) et les rails (dangereux aussi!), Sans compter que le dessous du pont qui passe devant le Lieu Unique est emplit de gaz lacrymogène.
Acculés, plutôt que d'attiser la haine de la couleur bleue, beaucoup d'entre nous décident de s'avancer vers le cordon mains en l'air, c'est fini, marre de pleurer tous les 100 mètres.
Et bien voici la phrase reçue :
"Reculez !!!!! (oui, il parle très fort le garde mobile qui dit ça) Évacuez par l'autre côté !!!!!!!"
Par l'autre côté ? Mais il y a un autre cordon de l'autre côté. On ne passera pas non plus là-bas.
Avec quelques proches nous décidons de repasser derrière la bannière renforcée car on n'a jamais pris de tir de flashball (enfin de LBD) et on n'a pas envie que cela arrive aujourd'hui.
Bain de lacrymogènes
Une personne jette un truc puis un deuxième sur les gardes mobiles. Majoritairement tous les manifestants crient stop pour éviter l'envoi de gaz. Perdu ! Une première chandelle part : "attention aux têtes !!!" entendons-nous, accrochés aux sacs des uns et des autres.
3 à 4 secondes et plusieurs bruits de silencieux (bruit des tirs de chandelles lacrymogènes) plus tard, je vois un palet sortir son gaz massivement à mon pied droit. Et pouf plus de visibilité du tout. Je vois mes mains et un peu mes pieds. Je perds les collègues. Je suis seul dans un nuage épais et je m'accroupis dans l'herbe.
Je pense à mon asthme, je pense à vomir, je pense à la respiration ventrale que je pratique en radio, je pense au fait que si les gendarmes chargent et que je termine au poste je ne verrai peut-être pas ma fille se coucher le soir même. Je me concentre et j’attends en apercevant une jeune femme en train de tousser en s’empêchant de rendre son déjeuner.
Traumatisé mais stigmatisé malgré tout
Une petite minutes écoulée plus tard je m’aperçois que tout le monde a subi ce gazage massif. Gazage massif de civils, organisé et préparé minutieusement selon le modèle britannique de nassage.
Une jeune femme, blonde aux cheveux courts me sort de ma concentration extrême pour ne pas céder à la panique et me demande comment je vais. Merci à toi et ton manteau à la couleur désormais redevenue visible pour cette appui psychologique. Nous partageons une fiole de sérum physiologique (trop naïf, je n'en avais pas pris pensant avoir le droit d'être sur la place publique sans être agressé par des gaz nocifs...#legorafi)
De simple citoyen politisé je suis arrivé au statut de "militant à l'odeur de lacrymo". Ce même militant dénoncé comme dangereux par mes représentants politiques, Bernard Cazeneuve en tête. Ma maire, Johanna Rolland, a demandé un renfort de 100 CRS à la suite de ce gazage massif. Peut-elle nous envoyer aussi des psychologues ?
Soudés
Les street médics et les "encadrants" proposent de l'aide et nous invitent à rester soudés, la meilleure stratégie possible car dispersion = arrestations et coups de matraques à la volée depuis quelques semaines.
Malheureusement pour mon image intérieure j'ai le sentiment d'être un fléau contre lequel lutte le pouvoir en place. Je me sens dépucelé, je connaissais l'odeur de la lacrymo mais jamais elle n'était autant rentrée dans mes vêtements (moi qui ai du mal à mettre à laver mes écharpes habituellement).
Heureusement, je sais que des gens bienveillants manifestent en ville et qu'ensemble nous sommes quelque chose. Ma rage contre les forces de l'ordre a baissé d'un cran en plus (elle était grande à force de regarder des vidéos de violences policières). Sans savoir pourquoi, le fait d'en avoir été la cible me montre à quel point ils sont démunis face à la démocratie que nous défendons. Leurs supérieurs les plus haut placés les méprisent suffisamment pour les envoyer au turbin contre leurs égaux. Envoyés en première ligne ils se prennent toute la haine et la colère au premier rang. Et ils en ont marre, là, là, là, etc.)
Pour conclure ce retour bien trop long, je pense que oui je suis catalogué comme "potentiel danger pour l'ordre public" par les représentants politiques, les forces de l'ordre, mes égaux qui pensent que nous sommes tous casseurs anarchistes, tant pis, dans ma tête je reste un citoyen lambda qui a le droit d'être dans la rue pour manifester. Je ne suis pas dangereux sauf si s'exprimer l'est.
Boris Lem
manifestations / loi travail / témoignage / loi el khomri
Article réalisé par Rédaction Prun'
Publication : Mercredi 18 Mai 2016
Illustration : Manifestation du 17 mai 2016 contre la loi travail
Crédit photo : Salammbô Marie
Commentaires
Frederique - 06/06/2016 16h08
Domitille - 23/05/2016 18h19