Wang Bing, témoin d'une époque
Sans Wang Bing, nous, pauvres mortels, occidentaux de surcroît, ne saurions rien de ce monde éloigné, et de ce que s’y cache, de ces oubliés, de ces déshérités, laissés sur le bas-côté par les méandres destructeurs d’un capitalisme exacerbé, dans un pays aux différences de classes sociales abyssales.
Créateur acharné d’une œuvre agoniste, spectateur patient des désillusions et des immuabilités sociétales de son pays, le cinéaste prend son temps pour filmer, donnant ainsi au spectateur le temps de contempler.
La durée hors-norme de ces films reflète simplement un désir d’observation sans artifices, un souci d’authenticité, à l’humanisme sincère.
Croisées par hasard au détour d’un chemin, à 3 200 mètres d’altitude, sur les contreforts éloignés de la province montagneuse du Yunnan, Yingying, Zhenzhen et Fenfen, les trois sœurs du titre, retinrent l’attention du cinéaste, alors parti visiter la tombe d’un écrivain. Il revint plus tard, mini-caméra en main, observer leur quotidien, en totale immersion. Mi-ethnographe, mi-anthropologue, le réalisateur a cette faculté exceptionnelle de faire oublier la caméra, se tenant toujours de loin, aucun plan rapproché ne venant troubler les mouvements des fillettes.
Photographe de formation, l’œil aguerri et talentueux de Wang Bing saisit des décors contrastés d’un esthétisme minimaliste à couper le souffle. À travers sa caméra numérique les intérieurs clos et sombres des masures frôlent le clair-obscur d’un Georges de la Tour, et la petitesse des trois sœurs face à la grandeur majestueuse des montagnes environnantes est renversante.
Le dénuement... mais la vie malgré tout
Dans ce petit village de 80 familles, les trois fillettes, livrées à elles-mêmes, abandonnées par leur mère, avec un père parti chercher du travail à la ville, s’adonnent chaque jour, inlassablement, sans faillir, sans se plaindre, quel que soit le temps, à leurs tâches quotidiennes.
Le dénuement brut de leurs conditions de vie est nuancé par leur sourire, la facilité et l’habitus vernaculaire de leurs gestes mille fois répétés, entre élevage des moutons et préparation des repas.
De ces maisons au sol de terre battue, de ce lit commun d’où dépasse des brins de paille, de ce père soudain ressurgi à la tendresse pudique, de cette communauté autarcique, Wang Bing n’en fait ni un dessin misérabiliste, ni un message politique. Les trois fillettes mangent à leur faim, évoluent avec une certaine aisance, malgré la rigueur âpre qui les entoure, faisant ainsi de ce monde qui est le leur une sorte d’homéostasie surprenante.
A mi-parcours, l’apparition de l’école, telle une bulle normalisée, nous transporte dans une classe surpeuplée, qui rend plus dure encore la solitude de l’aînée, Yingying, quasi seule dans la seconde partie du film, qui nous donne à voir la maturité stoïque et éprouvante de la fillette de 10 ans, qui, sans résignation, mais avec une abnégation qui force l’admiration, poursuit son chemin, sans trébucher. Cette vie solitaire installe alors entre Yingying et ses potentiels camarades de jeux une distance rêche, injuste.
De cette œuvre rugueuse, troublante, s’échappe un souffle juvénile salvateur, un sentiment incoercible de vie, à travers le regard vif et les joues roses de cette petite fille attachante, dont on peine à se séparer, dont on ne peut détacher les yeux, que l’on voudrait suivre, encore et encore. Ne serait-ce que pour la magie de cette rencontre avec Yingying, il vous faut absolument faire ce voyage avec les trois sœurs du Yunnan.
Rencontre avec Wang Bing
À écouter l’interview de Wang Bing, que j’ai eu la chance de rencontrer à Nantes le 13 avril dernier.
À voir au Cinématographe « Les trois sœurs du Yunnan », 2h33 (samedi 19, 18h15/ samedi 26, 14h/ mardi 29, 20h30), & au centre Georges Pompidou (Paris), « Wang Bing-Jaime Rosales, cinéastes en correspondance », du 14 avril au 26 mai.
À lire « Wang Bing », sous la direction de Caroline Renard, Isabelle Anselm et François Amy de la Bretèque, et « Alors, la Chine » d'Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi.