La croisette d'Elsa-Journal d'une cannoise éphémère, Jour 11
La fatigue gagne du terrain...mais toujours un furieux désir de cinéma, comblé à nouveau !
Mon corps s'est rebellé en ce vendredi matin, suite à mon écriture tardive de chronique... J'ai raté "Pride", film que je voulais absolument voir à la Quinzaine des réalisateurs. Mon corps commence à peser, à dire stop aux heures d'écran géant, au manque de sommeil, à la résistance passionnée que je lui impose.
Dans un article du jour de Libération, les journalistes émérites et habitués du quotidien de gauche font les mêmes remarques, sous forme de vignettes drôles et acerbes : pour tout le monde, la fin du festival signifie relâchement du corps, déficit de l'attention, épuisement partiel. Arrivée sur la croisette à l'heure du déjeuner, je profite d'un instant de solitude bienfaitrice. Le soleil est revenu, brûlant de mesquinerie, comme pour me signifier qu'il va bientôt me manquer.
Après une heure de file d'attente sous le renouveau solaire de la côte d'azur, je me glisse avec soulagement dans la salle Debussy, pour un film hongrois de la sélection Un certain Regard, "Fehér isten (white god)". À demi comateuse dans mon confortable fauteuil, des amis m'indiquent que nous pouvons accéder à la projection du film d'Olivier Assayas, "Sils Maria", simplement avec nos badges, pour la projection de 15h. Je me lève dans un sursaut pour les rejoindre, mue par la curiosité d'un autre film de la compétition officielle, et de mon affection pour Assayas, particulièrement pour "Fin août, début septembre", mon premier choc Amalric.
Le dernier Assayas, un cuisant échec
Bien mal m'en a pris. Le film hongrois que j'ai éclipsé remporta le soir même le prix si convoité de la section "Un certain regard". Mon film français lui, avec Juliette Binoche et Kristen Stewart (si, si, la Bella mono-expressive de la saga "Twilight") fut pour moi un cuisant échec . Le synopsis du dernier Assayas n'est guère enthousiasmant, le film d'une longueur soporifique et d'une inconsistance mortelle. On est proche d'un abyssal ennui, on le côtoie, le frôle, puis on finit par le fréquenter, à contrecœur, jusqu' à la fin du film, que l'on espère avidemment.
Maria Enders, comédienne de renom, a interprété, il y a de cela une vingtaine d'années, le rôle principal d'une pièce de théâtre à succès, d'un vieil ami écrivain. Elle y interprétait Sigrid, une jeune fille qui rendait folle de désir et de supplice une femme plus âgée, Helena. Aujourd'hui, un jeune metteur en scène souhaite remonter cette pièce, et propose à Maria d'y jouer à nouveau, mais cette fois-ci dans le rôle d'Helena. D'abord réticente, Maria finit par s'échapper plusieurs jours dans le chalet de l'écrivain décédé, avec son assistante Valentine, afin de répéter la pièce.
Si l'intellectualisme lancinant du cinéaste est reconnu, jusqu'alors il s'en était plutôt bien servi, le mettant au service de films subtilement humains, dépeçant les sentiments et la fuite du temps ("Fin août, début septembre") ou la pugnacité idéologique d'une génération politiquement engagée ("Après mai"). Si Assayas peut prétendre à un cinéma élitiste, au moins ne le faisait-il pas pompeusement, laborieusement. C'est très clairement ce qui ici lui fait défaut. Cet étalage de plus de deux heures se revendique lourdement référencé et dialectique ad nauseam, cérébral jusqu'à l'épuisement. La littérature, la musique classique, le théâtre, y sont encensés, tels des arts nobles mis en péril par un Hollywood écervelé et superficiel. Le message aurait pu (dû ?) être intelligemment argumenté, il n'est que manichéen et suffisant. Ces réflexions sur la modernité technologique qui met en avant les paillettes et les scandales et non le "vrai" enjeu d'un cinéma qui serait celui, évidemment, de la transmission intellectuelle, est doublé d'un thème mille fois rebattu, celui de la jeunesse perdue des actrices vieillissantes.
Le réalisateur étire donc tout cela paresseusement, et propose des personnages de femmes qui ne déclenchent chez le spectateur aucune sorte d'attachement ou d'émotion. Cet étalage clinique de froide intellectualité est dommageable, d'autant plus qu'il tient devant sa caméra la toujours très élégante Juliette Binoche et la surprenante Kristen Stewart, convaincante en porte-parole générationnel. Le tandem aurait été parfait, si Olivier Assayas avait seulement su le rendre vivant, au lieu d'emmerdant.
Les Combattants récompensé par la Quinzaine des réalisateurs
Assommées par le film, nous nous octroyons une promenade sur la croisette. Répit de courte durée, car il faut déjà aller attendre pour la cérémonie de clôture de la Quinzaine des réalisateurs, qui nous a tant donnée cinématographiquement. La Quinzaine des réalisateurs est une section non compétitive, les prix y sont donnés par les principaux partenaires institutionnels. L'anecdote sympathique de cette remise de prix fut la comédienne Anna Mouglalis, dont l'aura vocale, à la gravité sensuelle incomparable, a déclenché un murmure surpris et émerveillé dans la salle. Les trois prix (décernés par le Label Europa Cinémas, la SACD, société des auteurs et compositeurs dramatiques, et les arts cinéma awards) ont été attribués à un de mes coups de cœur, le premier film de Thomas Cailley, "Les Combattants" (voir Jour 5). Sans l'ombre d'un doute pour les heureux décideurs, ce film original à l'humour décapant était d'une fraîcheur exceptionnelle. J'applaudis à tout rompre, je souhaitais vraiment que ce film soit récompensé à sa juste valeur. La cérémonie fut brève, animée par le délégué général de la Quinzaine, Édouard Waintrop, qui présenta le film de clôture, celui-là même que j'avais raté le matin, "Pride".
Pride, un bijou décapant à l'humour british
Après le choc Dolan et sa bombe "Mommy" de la veille, et le sédatif Assayas du matin, nous pensions être plus sereines quant aux films qui allaient suivre. Mais nous avions, oublié un bref instant, que le cinéma est toujours à même de surprendre, alors même que nous pensions avoir vécu l'ultime frisson. Celui-ci fut délicieux de drôlerie et de tolérance. Un bijou à l'humour british décapant et au scénario divin, issu d'une histoire vraie.
"Pride", du britannique Matthew Warchus, relate un épisode relativement méconnu de l'ère Thatcher, lors des grèves de mineurs des années 1984-85. Un petit groupe de militants londoniens pour les droits des homosexuels décide de venir en aide aux mineurs grévistes du nord du pays. D'abord rejetés parce que partisans et activistes de la cause gay, le groupuscule tenace et survolté arrive à faire accepter leur aide financière dans un village gallois. Grâce à cette formidable idée de solidarité, l'élan généreux des militants va modifier la façon de voir des villageois réticents, et offrir un formidable tremplin de tolérance et d'acceptation.
Autour des personnages centraux de ce film délectable et hilarant se greffent, de manière intelligente, toutes les questions et les difficultés liées à l'époque à l'homosexualité. L'avènement du Sida, le rejet familial ou sociétal, les jugements erronés, les agressions verbales. Le réalisateur arrive à rendre attachant un panel considérable de protagonistes là où certains échouent avec deux (voir plus haut...). La réussite de ce film réside dans sa capacité à extraire de l'humour (excellents dialogues !) et de la joie tout en conservant un côté grave fondamental à la cxompréhension des enjeux de l'époque. Cela fonctionne merveilleusement, le revirement final de l'histoire (et de l'Histoire), tout comme une scène jouissive de danse disco (je crois qu'il faut me préparer à écrire une chronique exclusivement consacrée aux meilleures scènes de danse et de chant de ce 67ème festival) font se dresser les poils des bras.
Un cinéma d'émotions
L'émotion qui transporte pendant ce film est physiquement exprimée par mon corps tout entier, je ris aux éclats, je pleure de joie, je vibre d'angoisse, je souris de bonheur, je frissonne du message militant, j'applaudis et je crie à tout rompre. Cela peut vous paraitre affreusement banal, mais comme je vous le dis si souvent à l'antenne, ma passion inconditionnelle pour le cinéma demeure bel et bien avant tout une recherche émotionnelle, une quête de sensations. Si je prétends juger un film sur sa qualité, ce que je fais à mon modeste niveau, c'est avant toute chose pour ce qu'il m'aura procuré, intellectuellement, physiquement, psychiquement, humainement. Je récuse donc les films cinématographiquement impeccables et froids, ceux qui me laissent de marbre ou me font bailler d'ennui, fussent-ils admirablement écrit ou mis en scène.
"Pride" reçut des applaudissements nourris, une forme extravertie d'accueil chaleureux se manifestant par des "wouhouhou"jubilatoires. Il a d'ailleurs reçu la "Queer Palm 2014" récompense hors compétition officielle du Festival de Cannes, qui distingue chaque année le film abordant le mieux les questions homosexuelles, bisexuelles et transgenres. Le jury était cette année le réalisateur Bruce LaBruce, dont nous vous avions récemment parlé pour son film atypique et sensible "Gérontophilia".
Du cinéma à la danse ou la danse du cinéma
Après cet interlude de fin de festival, nous nous sommes arrêtées au cinéma de la plage, qui passait la Palme d'or 1994 "Pulp fiction". Au pied de l'écran géant, le sable était noir de monde, plus de parcelle disponible nulle part, les gens stoppaient aussi sur la croisette devant ce film mythique. A l'approche de la scène de la danse (encore une scène de danse vous dis-je !), je sens que mon corps m'échappe, un groupe d'Anglais derrière nous se met à chanter la chanson de Chuck Berry, nous aussi, et notre corps ondule en rythme. Un vrai moment de bonheur, sur une croisette comme à son habitude surpeuplée. "C'est la vie, say the old folks, it goes to show you never can tell"...
Nous avons fini la soirée au "Petit Majestic", bar PMU de son état, mais qui le temps d'une dizaine de jours par an est le repère incontournable de festivaliers de tous poils, dans le bar c'est un brouhaha joyeux de buveurs de bières, à l'intérieur des anglais déchainés dansent sur une chanson de Beyonce, puis nous irons nous mêmes nous déhancher sur la chanson de Lykke Li, "I follow rivers". L'ambiance est bon enfant, la fatigue des derniers festivaliers rend l'atmosphère décontractée, les discussions plus ou moins argumentées sur les films vont bon train... Dans cette petite rue cannoise on refait ainsi le monde du cinéma, celui qui précisément nous réunit tous ici à cette heure indue, sans lequel cette diversité humaine ne se serait sans doute jamais croisée...
Les pronostics pour les Palmes
Oserais-je tenter un pronostic hasardeux pour la Palme de samedi soir ? Jane Campion, présidente du jury, et ses acolytes cinéphiles, auront-ils été aussi touchés que moi par l'insolent génie du jeune Xavier Dolan ? Vous l'avez bien compris, moi en tout cas, je lui décerne la Palme d'or. Parions tout de même aussi, en lice pour les autres prix, sur "Timbuktu", "Deux jours, une nuit", ou "Winter sleep", du turc Nuri Bilge Ceylan.
Nous parlerons de tout cela de vive voix (oui, enfin !) dans notre émission spéciale Cannes ce dimanche à partir de 19h sur les ondes pruniennes...
D'ici là, comme hurlerait Tarantino, "Vive le cinéma !"
A voir "Pride" de Matthew Warchus, sortie en Octobre 2014, à revoir évidemment "Pulp fiction", de Quentin Tarantino, à voir aussi, (parce qu'on peut ne pas être d'accord), "Sils Maria", d'Olivier Assayas, sortie le 20 août 2014.
A écouter : "La croisette de Prun'", demain en direct de 19h à 21h.
festival de cannes / cannes 2014 / pride
Article réalisé par Elsa Gambin
Publication : Dimanche 25 Mai 2014
Illustration : Extrait du film Pride de Matthew Warchus
Crédit photo : Pride film