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¯\_(ツ)_/¯

La croisette d'Elsa-Journal d'une cannoise éphémère, Jour 10

La déflagration Dolan ou le festival à son paroxysme. La Palme d'or n'est pas loin...

Affiche du film Mommy de Xavier Dolan

Jeudi sur la croisette, de violentes averses. 

Je me dandine d'un pied sur l'autre sous la pluie battante, dès le matin, en attendant un nouveau film de l'ACID, souvenez-vous, les premiers films  de réalisateurs choisis par une association de cinéastes indépendants. 

Je suis donc de retour à la salle de la MJC, pour voir le documentaire "Les règles du jeu".  
Ici les journalistes se comptent toujours sur les doigts d'une main, et ils ont bien tort de ne pas s'aventurer davantage dans les contrées cinématographiques de cette surprenante section parallèle. 

Les règles du jeu, documentaire du combattant

Claudine Bories et Patrice Chagnard ont mis quatre ans à faire aboutir ce projet. Cette première projection mondiale leur tient à cœur, ils nous expliquent que le montage s'est terminé récemment. Le binôme de réalisateurs a posé sa caméra pendant plus d'un an dans un cabinet de placement, société privée rémunérée par l'état, afin de suivre au plus près le parcours de ces jeunes peu ou pas diplômés, à la recherche de leur premier emploi. Les conseillers de ce cabinet essayent d'accompagner cette jeunesse perdue, décalée face aux demandes des employeurs et aux exigences de langage du monde du travail. 

D'emblée, la manière de s'exprimer de nos quatre protagonistes exprime un décalage profond, ancré, avec ce qui est attendu d'eux. Lolita ne sait pas taire sa franchise, Hamid est à fleur de peau, Kévin est dilettante. La patience et l'engouement des professionnels, parfois sincères, parfois exacerbés, renforcent le sentiment que ces petits jeunes sont mal barrés, linguistiquement inadaptés aux entretiens d'embauches, malgré une motivation sous-jacente. 
Si les discussions prêtent parfois à sourire, derrière les maladresses et les fragilités de chacun perce la certitude que celui qui ne maitrise pas les codes est voué à rester à l'écart. On sent réellement, pour ces milieux socio-culturels défavorisés, tout ce chemin qu'il reste à parcourir pour arriver à s'intégrer dans notre société moderne. Un parcours du combattant tout en langage,  édifiant et brut. Le titre du dernier Godard siérait davantage à ce docu coup de poing. 

La palme d'or en vue pour Xavier Dolan

Lorsque je sors abasourdie de cette cruelle réalité, Cannes est quasi engloutie, et le repas du Maire pour les journalistes forcément annulé. Je me murmure à moi-même à quel point c'est dommage, il paraît que la vue y était belle, et que, souvent, le jury est présent. Trempée jusqu'aux os, le marathon des places recommence alors. Il nous manque trois places pour la montée des marches du film de Xavier Dolan, déjà il se répand comme une traînée de poudre que le film a fait forte impression en projection de presse du matin. Les critiques sont dithyrambiques, derrière la traînée de poudre l'on décèle, paraît-il, une possible palme d'or. Je dois ici souligner que Xavier Dolan, génie québécois et déjà habitué de la croisette, est né en 1989. 

A travers le palais du festival, les rencontres et les tuyaux, il nous manquera bientôt deux places, puis une seule. Partout, dès le début d'après-midi, et ce malgré la pluie et le vent, des jeunes, seuls ou en groupe, squattent aux abords du palais, voire même dans le palais, pancarte à la main, simplement écrit "Mommy". Certains osent les jeux de mots, "I want my Mommy". C'est littéralement  la journée Dolan, tout le monde semble se f....... des autres films, y compris du film de Ken Loach, pourtant en projection officielle à 18h30. 

Mitraillée avant même le tapis rouge

Impatiente de ma première montée des marches à l'heure des photographes et du jury, je remonte me changer, et trois tenues plus tard, je conserve un sempiternel jean noir, "chicisé" par des accessoires et une veste habillée, les lèvres rouge sang, et me glisse dans le bus perchée sur des talons de 12cm. 
Sur la croisette, fin d'après-midi, la guerre des places continuent, le défilé a commencé, costards noirs et nœuds papillons, robes plus ou moins élégantes, c'est reparti, et sous les parapluies, les écriteaux hurlant silencieusement "Mommy" crient famine, comme autant d'invectives sourdes. Je croise les frères Bogdanov avec leurs valises, constamment arrêtés par les requêtes photographiques des passants. À l'heure des marches officielles, se déploient également sur la croisette une armada de photographes professionnels, qui stoppent pour leur tirer le portrait,  avec l'arrogance de l'habitude, les personnes qu'ils jugent  jolies et photogéniques, ou suffisamment crédules pour ensuite aller acheter leurs clichés, vendus à prix d'or. Je me retrouve avec cinq cartes de photographes dans mon sac, résonne encore dans ma tête les mêmes injonctions, "regardez là, non, ma main, oui, là-bas, l'épaule tournée très bien, oui, tournez un peu la tête..." Le temps d'un instant, l'anonyme que vous êtes est lui aussi un peu une star. Amusée par la folie enivrante cannoise, j'atteins enfin la file pour la montée des marches. 

"Le Dolan", comme on dit entre cinéphiles, c'est le guichet fermé de ce jeudi soir, la compétition en effervescence, la promesse d'une grande soirée, The Place To Be, LA montée. Le désœuvrement des "sans-places" est lisible sur les visages, partout on cherche le ticket d'or, comme Charlie en son temps pour entrer dans la chocolaterie. Moi je vais pouvoir ouvrir les portes de Willy Wonka, non sans regarder à droite et à gauche en sortant mon invitation qu'un cinéphile affamé ne se jette sur moi pour me l'arracher. À l'approche du tapis rouge, nous sommes parqués comme du bétail  de luxe contre les grilles blanches, dans mon impatience je comprends qu'avoir une invitation Balcon ne signifie pas entrée automatique, en réalité sont distribuées davantage d'invitations qu'il y a de places... 

Moïse, les Blue Brothers, moi et le tapis

À Cannes, on aime aussi se faire peur, j'envisage un court instant être empêchée de franchir le palier de l'Eden, tout en me disant intérieurement que cette salle possède environ 2000 places. L'ami à mes côtés s'inquiète lui aussi un bref instant, nous sommes en transit juste devant les vigiles qui attendent les consignes pour faire ou non entrer les gens, quatre mètres devant nous c'est le tapis rouge, qui est en train de se vider. Je flippe légèrement, en temps normal il se doit d'être vide pour les équipes du film, ce qui signifie que tout le monde est déjà dans la salle. Mais non, l'ultime rebondissement se joue ici, je passe, nous passons, mon ami  me souffle "Savoure, il faut vraiment savourer, ça va vite, si vite..."

Le soir, le tapis rouge paraît en effet plus impressionnant, plus large, dans notre angoisse nous avons de la chance finalement, car nous foulons un tapis presque vide, des deux côtés je regarde avec sidération le nombre impressionnant de photographes et de caméramen, un mur humain d'hommes en costards noirs, en évoluant sur le tapis rouge, je me sens tel Moïse qui ouvrit la mer en deux, un pas après l'autre sur le tapis, et autour des vagues géantes de Blues Brothers en chemise blanche et nœud papillon. Sur les marches, enfin, je m'arrête et me retourne, c'est une vision unique, cette langue bifide de photographes, cette toiture aux courbes transparentes qui protège des intempéries ce chemin rouge vif qui semble s'étaler avec outrecuidance, outrageusement éclairé par des dizaines de projecteurs surpuissants, qui confèrent à la scène sa dimension irréelle, plongeant dans une semi pénombre les centaines de gens qui sont encore massés autour du chemin convoité, et faisant du célèbre tapis rouge un vase clos aveuglant, un minuscule îlot scintillant. 

A demi consciente d'être arrêtée sur les marches, nous nous autorisons quelques clichés rapides, mais nous sommes vite rappelés à l'ordre de ne pas traîner "s'il vous plait messieurs-dames". Les photos sont floues, mal cadrées par la précipitation, mais peu importe, l'esprit, lui, conserve tout aussi bien cet instant suspendu. Dans le grand théâtre, le brouhaha est à son comble, nous trouvons deux places admirablement situées face à l'écran géant, qui retranscrit pour nous la montée des marches en direct de l'équipe du film. Pour suivre Xavier Dolan, déjà ému, le visage tremblant, la réalisation passe en caméra à l'épaule, nous voyons donc quand il pénètre à son tour dans la salle, immédiatement accueilli par une salve d'applaudissements. Avant que le film ne commence réellement, le public aura applaudi déjà six fois. 

Mommy, une déflagration cinématographique

"Mommy" est déjà en soi un geste de cinéma, par son choix de cadrage atypique, que je vous laisserai découvrir, source imprévue et bluffante de trouvailles visuelles, de métaphores explosives. Diane (sublime et géniale Anne Dorval, comédienne fétiche de Dolan) se voit à nouveau confier la garde de son fils Steve, adolescent diagnostiqué TDAH, imprévisible et violent. Ensemble, ils vont devoir se ré-apprivoiser, trouver le chemin d'un équilibre précaire, composant comme ils le peuvent avec les troubles du comportement du jeune garçon. Aidé par une voisine fragile et patiente, ce trio chaotique va s'entraider, doucement, brutalement, pour tenter de conquérir un semblant de vie serein, qu'ils méritent. 

Je ne vais pas passer par mille chemins détournés pour vous dire que "Mommy" est une déflagration cinématographique, le chef-d'œuvre d'un surdoué juvénile du 7ème art, qui vous prend aux tripes, qui vous secoue et remet en cause tout ce qui a pu être vu avant. Tout y est d'un génie absolu, de l'écriture décapante et bouleversante, en passant par la direction d'acteurs, la mise en scène, l'image, la lumière, la perfection des choix musicaux, qui font de ces scènes de cinéma qui vous transpercent, à vif. Vous êtes nus devant "Mommy", écrasé par tant de perfection, votre respiration se fait haletante, pendant plus de deux heures rien ne compte davantage au monde que la vision de cet écran, de ce gamin impulsif, vibrant, qui déverse et provoque à lui seul un amour inconditionnel. 

Car "Mommy" est avant tout une histoire d'amour maternelle, une plongée inégalée (inégalable ?) dans une passion mère-fils forte et complexe, mise à mal par les accès de violence incontrôlés de l'adolescent. Ces deux cabossés de la vie s'invectivent copieusement, offrant aux spectateurs un verbiage électrisant et cru, unique en son genre. De ce film à l'énergie électrique et débridée, de ces personnages exceptionnels, Xavier Dolan arrive en plus à en extraire de purs moments d'anthologie, dont une magnifique scène de danse sur  une chanson de Céline Dion, frissons garantis, "Mommy" m'a offert mes premières larmes cannoises, un bouleversement émotionnel cinéphilique comme je les aime, brutal, imprévu, troublant. 

Le jeu hors-normes du jeune acteur Antoine-Olivier Pilon

Le jeune Antoine-Olivier Pilon mérite très certainement un prix d'interprétation masculine pour son rôle de Steve, adolescent écorché vif aux multiples facettes. Ses expressions corporelles, la palette de ses émotions faciales, la tension palpable et dérangeante qu'il met en scène avec brio, l'attachement viscéral qu'il provoque chez le spectateur est une composition hors-norme, d'une justesse sidérante. 
A Cannes, la projection de presse unanimement saluée du matin avait déjà remis en cause tous les pronostics. Lors de cette projection officielle, la standing ovation qui suivit fut délirante et sans pareil, nous nous sommes précipités à la balustrade, en bas Xavier Dolan pleurait en serrant ses acteurs contre lui, vacillant d'émotion, la salle était en transe, hurlant d'admiration et applaudissant en même temps, soudain un "Xavier, la Palme !" a explosé, exprimant tout haut ce que chacun pensait tout bas. Les applaudissements ont duré une éternité de bonheur, un moment cannois inoubliable. Aurais-je vu la Palme d'or ? Pour moi en tout cas cela ne fait aucun doute. 

Après ce tsunami émotionnel, la pluie fine de Cannes me fit du bien. Émerger du film, comme du contexte dans lequel je l'ai vu, ne fut pas chose aisée. Mais après cela perdure la sensation que l'on a vu du festival exactement ce qu'il fallait en voir. Nous avons erré sur la Croisette, obtenu d'un contact des invitations pour la soirée sur la plage Magnum, bondée, mais il était trop tard pour y accéder. Ary Abittan ("Qu'est ce qu'on a fait au bon dieu ?") est sorti un moment faire la sécurité en s'amusant. Nous, nous attendions sans attendre, parlant, respirant cinéma. Je m'en moquais, de rentrer ou non en soirée, car j'avais vu "Mommy" en projection officielle. Je suis rentrée par le dernier bus de nuit, pieds nus sur l'asphalte trempée, mes chaussures à la main. Plus besoin de talons, Xavier Dolan m'avait rendu plus grande au monde réel, le temps d'un film vertigineux. 


mommy / xavier dolan / festival de cannes / cannes 2014

Article réalisé par Elsa Gambin

Publication : Vendredi 23 Mai 2014

Illustration : Affiche du film Mommy de Xavier Dolan

Crédit photo : Mommy film






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