Gratis - publié chez Gallimard : Le roman surprenant de Félicité Herzog.
Cette semaine, je jette mon dévolu sur "Gratis", roman de Félicité Herzog, dont le premier paragraphe me subjugue d'emblée tant l'auteur écrit bien!
Je découvre l'histoire d'un entrepreneur de génie, Ali Tarac, qui ambitionne de conquérir un secteur en pleine expansion à la fin du XXème siècle : La communication sur Internet.
Grâce au soutien de Lighthouse, une entreprise financière gérée d'une main de fer par Celsius, un milliardaire philanthrope et mégalomane, le projet d'Ali Tarac prend son envol. Trahisons, audace et inventivité provoquent son ascension fulgurante à la table des grands patrons.
Mais la bulle internet éclate et Lighthouse refuse de recapitaliser la société "Gratis". Pour Ali Tarac, c'est la dégringolade, aussi brutale qu'humiliante. Ruiné et déchu, celui-ci se réfugie sur l'île de Jersey et élabore en secret un nouveau projet... Quelques années plus tard, atterrit sur les bureaux de Lighthouse le concept fou de la "Transition". Imaginez une entreprise vous offrant une "vraie" seconde vie! C'est le concept de "New Birth", la nouvelle société d'Ali Tarac.
Une plongée dans le monde de la finance
Le livre entame de facto un retour sur le monde boursier tel qu'il se portait à l'époque. Nous découvrons les coulisses de la City à Londres, sanctuaire de l'économie libérale. L'auteur nous initie au quotidien de la bourse, à ses illusions et à ses dangers.
Point faible du roman, sa lecture est alourdie par un jargon technico-financier quasi-omniprésent. Si vous êtes entrainé par la lecture quotidienne du Figaro, cela ne vous posera aucun problème ! Dans le cas contraire, le déroulement de l'histoire, guidé par des considérations politico-économique, vous ennuiera vite...
L'action manque et les sentiments des personnages sont survolés au profit d'une description parfois déshumanisée du monde. Le roman s'étire dans la description de ce projet visionnaire où les individus pourraient organiser une fausse mort et se "transionner" sur un autre point du globe pour repartir à zéro, sous une autre identité!
Un futur crédible ?
Le roman jusqu'alors ancré dans le réel, évolue subtilement en essai futuriste... Ce livre semble un terrain de jeu pour Félicité Herzog. Au grès des caprices de son personnage Ali Tarac, ressurgi des abysses dans lesquelles on l'avait précipité, elle redistribue les cartes entre États et entreprises.
Elle ébranle la légitimité des principes démocratiques, politiques et économiques contemporains. La "Transition" est un projet visionnaire d'une envergure sans précédent, un appareil embrayé impossible à stopper. Avec une précision scientifique, l'auteure expose une conception de l'avenir.
La "Transition" se propage, mute, se diversifie, incitant à la réflexion sur les rapports entre individus influencés par internet et les facilités de déplacement. Mais la présentation s'éternise... D'un point de vue juridique le projet ne tient pas la route une seconde. Aussi, même s'il est intéressant à imaginer le temps de quelques pages, il devient vite futile quand il est trop pris au sérieux.
Des personnages stéréotypés
Malgré un rythme entrainant, l'histoire devient de plus en plus "machinale". Aucune scène ne me donne des frissons, aucun personnage ne m'émeut. C'est le côté "Figaro" du roman. On suit les évènements du point de vue d'un économiste, on cherche les sensations dans les aléas financiers, comme si les préoccupations de la bourse étaient les nôtres.
Le projet de la "Transition" traite les humains comme du bétail et méprise les hommes qu'il aliène. Cette déshumanisation transparait malheureusement dans l'écriture même du roman, qui délaisse le personnage et calque à sa place des stéréotypes. Est-ce fait exprès pour nous plonger dans une ambiance particulière où est-ce une lacune ?
Ali tarac est l'entrepreneur ambitieux, paranoïaque et égocentrique. Sa fiancée est une mannequin anorexique, déambulant tel un zombie sur les podiums du monde entier. Sa collaboratrice est une immigrée asiatique des bas quartiers, ayant gravie les échelons grâce à sa volonté, sans état d'âme ni sentiment ... Comment éprouver de l'empathie pour ces caricatures ?
Une écriture magnifique
Au moment de terminer "Gratis", je ne cesse de regretter que le bavardage technico-financier plombe l'ambiance, éclipsant le talent certain de Félicité Herzog. Pour ne vous citer que quelques passages :
"Je m'en remettais à cette mer, métallique et nerveuse, dont les scories jonchaient la plage. Je ne dormais plus, saisi brutalement dans les profondeurs de la nuit par la crainte irrationnelle de sombrer dans la soue et de mourir au milieu de cochons. L'asile de boue chaude, refuge des laies sur l'île de Speranza, dans laquelle Crusoé s'immerge honteusement, des heures durant afin d'échapper à la conscience, à la solitude, et dont il craint de ne plus pouvoir s'extraire..."
"Le pays était dans un état comateux. L'économie en ruine ressemblait à un paquebot à l'arrêt, abandonné par son équipage, oscillant comme un dangereux culbuto. Moscou était glauque et vide. On n'avait changé ni les fanfares ni les décors de facture stalinienne. Derrière l'atonie, la ville dégageait pourtant une violence primale. On aurait dit une salle de théâtre désertée mais dont on pouvait entendre la population gronder en coulisses."
Voici le genre de roman qu'on aime redécouvrir rien que pour la beauté de la lettre. Le niveau d'écriture est excellent, il augmente l'intérêt de l'ouvrage et donne un coté plus littéraire au discours très économiste.
Si vous aimez les idées vertigineuses, si les méandres du monde financier ne vous effraient pas, si vous êtes curieux des rapports humains et de leurs évolutions ou simplement si vous êtes férus de belle littérature, vous aimerez sans doute "Gratis" !
Anne-Sophie Delahais
Article réalisé par Rédaction Prun'
Publication : Lundi 15 FéVrier 2016
Illustration : Littérature : Finance anticipation
Crédit photo : Gallimard