Huit années plus tard (Pascale Ferran est ainsi, elle prend son temps), elle nous livre un objet filmique non identifié, à la fois surprenant et délicat, brutal et onirique. Une envolée, dans tous les sens du terme, et grâce à deux personnages touchants, au-dessus de nos vies compassées que l’on rêve parfois de faire voler en éclats.
Ce désir d’explosion, c’est ce qui vient ébranler Gary, cadre sup’ dans l’informatique, continuellement entre deux avions. Ce soir à Roissy, dans un hôtel confortable mais impersonnel, demain à Dubaï. Sauf que ce vol, l’américain en transit ne le prendra pas, bouleversé par une nuit peuplée de crises d’angoisse. De doute en remise en question (que la cinéaste nous montre sans paroles, juste par une gestuelle étouffante et des regards anxieux), Gary prend la décision, brutale, irréversible, de tout plaquer, pays, boulot, famille.
De son côté, Audrey, étudiante délicate et lunaire, accepte sans broncher d’enquiller les heures en tant que femme de chambre dans ce même hôtel. Pour supporter la mécanique usante de ces tâches répétitives, elle écoute, observe, imagine tout ce qui l’entoure, fait de chaque objet, de chaque personne, une histoire de vie. À la fois légère et douloureusement envahie par ce job sans âme, Audrey va étonnamment prendre son envol, au détour d’un parapet avec vue sur le monde.
Le portrait d'une société asphyxiée
Je ne peux guère dévoiler de quelle manière cet envol se fera sans déflorer la magie de la seconde partie du film. À travers ces deux protagonistes, Pascale Ferran dresse le portrait d’une société asphyxiée par les contraintes, la monotonie, le rendement, la routine des tâches à accomplir. Ce néo-taylorisme semble s’être insinué partout, y compris dans la tête de nos contemporains, magnifique scène d’ouverture dans une rame bondée où les pensées des anonymes sont audibles et s’enchevêtrent les unes aux autres.
La puissance du film de Pascale Ferran repose en partie sur son choix d’acteurs. Lui, Josh Charles (un des héros de la magistrale série « The good wife ») est une excellente trouvaille, tout en colère contenue, cocotte-minute façonnée par un capitalisme cannibale, étouffé par un système dont il ne semble prendre conscience qu’après sa nuit d’insomnie. La scène de rupture conjugale via Skype est exceptionnelle de sobriété et frappante de réalité, dans ce monde ultra-connecté, un divorce peut s’annoncer à distance, 6000 kms séparent Gary de son épouse et de cette vie dont il ne veut plus. Josh Charles livre une partition torturée, un visage fermé, tendu, qui ne s’apaisera et s’illuminera que plus tard, lorsque tous les « détails » de sa vie d’avant seront réglés.
La frêle Anaïs Demoustier (« Belle épine » de Rebecca Zlotowski, « Thérèse Desqueyroux » de Claude Miller), par la magie d’une métaphore surprenante, nous permet de sortir du huis clos de l’hôtel, et de savourer l’autre grande force de ce film inclassable, la prouesse visuelle du film, un voyage où l’on va survoler cette zone aéroportuaire démesurée, Roissy by night et les lumières de sa tour de contrôle, la brillance des pistes, les néons aveuglants des couloirs. Le tout avec la musique de David Bowie dans les oreilles. Simplement magique.
Sans aucun doute, ces très belles images conduisent le spectateur, comme les personnages, à cette bouffée d’air salvatrice, cette once d’espoir (déjà perçue par le geste sûr et aérien d’un dessinateur chinois, mais chut), qui laisse entrevoir, au bout du tunnel et de la toute dernière scène, un bel optimisme, serein, enfin. Derrière la gravité et le vertige « Bird people » se niche quelque part une renaissance, digne d’un phénix.
À ne pas manquer au Katorza : « Bird people », un film de Pascale Ferran, présenté à Cannes, sélection officielle Un Certain regard, 2h08.